Qui sommes-nous ?

Ma photo
Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

vendredi 13 décembre 2013

Moussa Konaté : l’Afrique noire est-elle maudite ?

Dans cette note de lecture publiée en 2011, Prime Nyamoya revient sur l'essai "L'Afrique noire est-elle maudite?" (Fayard, 2010), du regretté Moussa Konaté ... Un moment d'hommage à la lucidité de l'écrivain malien.

Que le lecteur se rassure tout de suite : le titre du livre est plus un questionnement qu’une affirmation. L’auteur malien, - dont le lecteur peut lire la notice bibliographique dans Google ou Wikipédia -, vient de sortir un essai à portée universelle qui, comme apport, fera date dans la vie intellectuelle du continent. Sans complaisance ni sévérité excessive, il analyse les tares des sociétés qui affligent l’Afrique noire et l’empêchent d’évoluer vers la modernité Il fait penser à cet autre écrivain, mais dans un genre différent, Amadou Kourouma, auteur notamment des romans « Le soleil des indépendances » et « En  attendant le vote des bêtes sauvages ». Les deux écrivains essaient de décrypter l’homme africain, tiraillé entre tradition et modernité. De son vivant, Kourouma a subi souvent les foudres du pouvoir politique pour avoir critiqué d’une plume souvent féroce les dérives, les échecs, l’ethnocentrisme des élites politiques  africaines. Le regard que Moussa Konaté porte sur l’Afrique relève plus d’une démarche sociologique sur les mêmes thèmes de prédilection : la décolonisation et les espoirs déçus du continent noir. Pour guider le lecteur, je reprends le plan tel qu’établi par l’auteur.

I. Maudit soit Canaan.

L’auteur commence par s’interroger sur cette image épouvantable véhiculée depuis des siècles par l’Occident (Hegel, Gobineau,…) mais également noircie par certains auteurs Noirs africains eux-mêmes qui soufflent sur la braise en passant sous silence les qualités indéniables qui ont pourtant permis aux Africains de survivre à des rudes épreuves pendant des siècles.

II. Le Paradis ? Et pourtant il a existé…

La société traditionnelle est basée sur la solidarité envers le groupe et la déférence pour les Anciens. « Qui n’a pas de temps pour autrui n’est donc pas digne de considération ». Ce qui n’est pas sans inconvénient pour l’expression de la liberté individuelle qui est étouffée et combattue à l’intérieur du système, obstacle au progrès. Pas de place pour la formule de Descartes :Cogito, ergo sum, je pense, donc je suis qui a tant façonné la pensée occidentale depuis la Renaissance.

III. Mâle aujourd’hui, mâle toujours : un monde d’hommes.

Les femmes restent soumises et aliénées souvent, inconscientes, car l’homme a su trouver une méthode infaillible de se servir de la femme pour contrôler la femme. Les exemples les plus frappants en sont la polygamie et la pratique de l’excision.

IV. L’Afrique noire au temps des épreuves.

Moussa Konaté rappelle la responsabilité indéniable des Africains noirs dans le commerce de leurs frères comme esclaves avec l’Occident et le Moyen Orient. Il est donc temps pour les Noirs africains et Arabes d’une part, entre Noirs africains et Européens d’autre part, de se réconcilier d’une histoire souvent pénible.


V. La colonisation : l’homme Blanc est arrivé.

Une tendance en Occident à la réécriture de l’Histoire voudrait prétendre que la colonisation était une mission civilisatrice, les Européens apportant aux primitifs d’Afrique les bienfaits des progrès technologiques. A cette thèse, le poète martiniquais Aimé Césaire répond dans son célèbre Discours sur le Colonialisme combien cette vision du monde est erronée : « On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées,… ».

VI. La bataille des mémoires, ou la colonisation inachevée.

Si la colonisation a toujours eu pour finalité la domination physique et culturelle des peuples autochtones, à l’instar des Mayas et des Aztèques d’Amérique latine, la colonisation de l’Afrique noire reste inachevée. Car, si les sociétés africaines ont été profondément troublées, elles n’ont pas pour autant disparu. Et leur force réside dans leurs cultures qui ont su résister à la mort des peuples. Les arts modernes d’Afrique noire ont su tirer leur force des apports extérieurs sans pour autant se dévoyer.

VII. La fin du monde est arrivée.

L’auteur fait référence à la citation de Léon Frobénius à propos des sociétés africaines : « Civilisés jusqu’à la moelle des os. L’idée du nègre barbare est une invention européenne ». Les royaumes de l’Afrique noire avaient trouvé le moyen de garder leurs cultures et sociétés telles qu’elles étaient avant l’arrivée des Européens. Mais l’école occidentale a cependant véhiculé des outils hautement culturels que les cultures africaines doivent intégrer pour subsister et avancer. Car l’école coloniale a offert aux jeunes du continent noir l’occasion de s’affranchir de la trop grande pesanteur du contrôle social, en osant se servir de leur esprit critique.

VIII. L’homme Blanc est reparti.

Avec les indépendances, c’est l’avènement progressif de la privatisation de la fonction publique facilitée par l’existence de partis uniques, supposés assurer, comme la famille, l’unité de tous les citoyens. Et la généralisation de la corruption, conséquence logique de l’obligation morale de prendre en charge les siens. Quel avenir pour la jeunesse élevée dans le culte de l’argent facile ?

IX. Le modèle social africain en question.

Pourquoi le Noir africain et le Noir par généralisation est-il toujours tenu pour un être intellectuellement inférieur ? L’auteur y consacre l’essentiel de son argumentation : des hommes éduqués à ne jamais protester risquent de se soumettre à n’importe quel pouvoir, surtout quand ils sont prisonniers de l’irrationnel. Et de donner comme exemple de la famille polygame, lieu de confiscation de la parole, de la pensée de l’individu. Mais c’est l’excision, forme de mutilation sexuelle qui est un moyen de contrôle de la femme par l’homme, souvent avec la complicité de la femme. Notons en passant que la femme burundaise, de ce côté-là, échappe à ce funeste destin. Il considère l’excision, qui supprime chez la femme le désir et la plaisir sexuels, comme un viol de la personnalité. Et de s’interroger sur ce que deviendrait la vie des hommes si on supprimait en eux toute possibilité de désir et d’érection ?

Quand au système des castes, surtout en Afrique de l’Ouest, des ethnies, clans, et tribus, s’il a contribué dans l’Afrique précoloniale à maintenir la stabilité sociale, il constitue aujourd’hui une contrainte au développement et interdit toute velléité d’affirmation de soi. Et de citer Cheikh Anta Diop qui écrivait déjà en 1954 dans  Nations nègres et Cultures que, « pour élever notre société au monde moderne, force nous est de tourner résolument le dos au systhème des castes ». Il fustige également les dérives ruineuses de la convivialité sociale dans ses multiples cérémonies qui émaillent la vie des Noirs africains, une illustration de la tendance à « n’exister que par l’apparence ». L’aspect négatif de la solidarité sociale est de perpétuer un système de parasitisme de ceux qui vivent aux crochets de ceux qui vivent de leur travail. Ce système de solidarité doit donc être remis en question pour s’adapter aux inévitables évolutions du monde. Il faut précisément que la société civile y participe de façon active parce que « pour qu’un chef change sa façon de gouverner, il faut que son peuple l’y contraigne ».

X. Quel avenir pour l’Afrique noire ?

L’intelligence n’est pas le privilège d’aucun peuple en particulier même si certains favorisent son épanouissement plus que d’autres. Le défi pour les Noirs africains est de prendre chez les autres ce qui se fait de meilleur pour le bonheur de l’homme : travailler, vivre et aimer, préconise l’auteur. Pour cela, il faut une école nouvelle pour promouvoir les langues d’Afrique noire qui sont le véhicule de la culture. Le Burundi, de ce point de vue, a une chance unique de posséder une langue nationale, fruit de plusieurs siècles d’existence de la Nation. Il ne doit cependant y avoir de rupture mais de complémentarité avec les langues européennes qui constituent aussi une composante du patrimoine linguistique des Africains noirs. Parce qu’aucune démocratie véritable ne pourra advenir si les élites africaines continuent à s’exprimer dans des langues inconnues de leurs peuples. Il interpelle également l’Union africaine qui a longtemps privilégié la composante politique et négligé la culture, première richesse de l’Afrique noire dont elle est le ciment.

Conclusion.

Si l’Afrique noire peut adresser beaucoup de reproches à l’Occident, il serait cependant injuste de ne pas lui reconnaître deux qualités qui ont fait sa force : la liberté individuelle et le travail. Le Noir d’Afrique, à la fois bloqué et éclaté, est la proie de télescopages permanents entre les deux mondes qu’il porte en lui et dont il n’arrive pas à faire la synthèse. C’est le mérite fondé sur la compétence et l’honnêteté qui devra désormais prévaloir en Afrique noire. L’Afrique noire est-elle maudite ? est un livre écrit avec colère et rage contenus par un intellectuel africain qui exprime le sentiment des millions d’autres sur le continent noir. « La possibilité de jeter le masque en toute chose est l’un des rares avantages que je trouve à vieillir » écrit Marguerite Yourcenar. Je souhaite à Moussa Konaté, qui entame la soixantaine, de continuer à nous entretenir de l’avenir de l’Afrique noire avec clarté et franchise.

mercredi 4 décembre 2013

Rencontre avec ce Burundi qui s'intéresse au livre, à l'écrit

Du 1 au 14 août 2013 avait lieu la présentation de l'anthologie "Émergences - Renaître ensemble" dans sept* Centres de lecture et d'animation culturelle (CLAC) à travers le Burundi, en plus du Centre Jeunes Kamenge. Un périple que nous fait découvrir les membres du café-littéraire Samandari ...

A Gatara, Tanguy Bitariho lors de la présentation d'un conte sur le respect
envers la femme, mère, créatrice ©Samandari
Le plus vibrant Clac n'est pas à Gitega, ni à Ngozi, ou encore le long du Tanganyika. Aaah non !, il faut le vivre pour l'admettre ! Imaginez, un long chemin en terre battue, ocre, légère en cet été plein, et rouler. Rouler, une heure, deux… Ah oui, il faut s'armer de patience pour s'engager dans la petite localité de Mutumba. L'extrême Est de Karusi. Cent kilomètres plus loin, et c'est la Tanzanie.
Ici, dans cet après-midi languissant et frais, l'administrateur communal s'est en personne déplacé pour nous accueillir. De jeunes tambourinaires dansent à l'honneur des
invités de Bujumbura ... Des chevreaux nous fixent, ahuris.

L'ambiance presque timide s'évaporera vite dès que nous serons entrés dans la salle du Clac, rapidement remplie d'une centaine d'écoliers, élèves, étudiants, professeur et même le vieux Jean, agriculteur de son état, qui lance joyeusement :
"Moi, si j'étais encore jeune, je lirais des bouquins d'arithmétique !" Rires dans la salle.
On va beaucoup rire dans les deux heures qui suivront.

Parce qu'ici, les jeunes filles n'ont pas peur de se lever et de poser des questions : "Qu'est-ce qu'une nouvelle ?" Parce qu'ici, on veut savoir : "Comment être un écrivain ?", "Comment faire en sorte que son texte paraisse dans une anthologie ?", avant que le jeune Médard, 14 ans, inscrit à l'École primaire de Rabiro nous serve le plat du jour : un magnifique bout de poème intitulé Le petit coiffeur.

A Rumonge; le petit Gabriel (9 ans) déclame un poème ....
 ©Samandari
Le slam et le conte, en plus

Si Mutumba coiffe au poteau le reste des Clac en matière de réactivité, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de vie dans les autres centres, dans lesquels on rencontrera en moyenne une cinquantaine d'abonnés.

A Rumonge, alors que les Témoins de Jéhovah officiaient juste à côté, cet enseignant du lycée Mutambara avouait spontanément que c'était la première fois qu'il entendait le mot slam : "C'est slam ... ou islam ? " Après déclamation de "Ma muse à moi m'amuse", Alain Horutanga, slameur, se lance dans un passionnant retour sur les origines de cet art oratoire, rappelant qu'il est, "simplement, l'écrit à l'oral" ... Du coup, élèves et professeurs ont tenu à savoir "si c'est du slam, Le Corbeau et le Renard déclamé ..."

A Gatara, Tanguy Bitariho venait de livrer un conte très fort sur "Ce que nous racontent les femmes : l'histoire de la vie", quand des doigts se levèrent. On voulait plus de précisions sur la part de l'autobiographique ou de la fiction dans son récit : "Le travail du conteur c'est d'offrir la vérité et le mensonge à la fois, de sorte que chacun y trouve son compte …" répliquera-t-il. Et à Spirate, professeur de français de s'interroger devant la belle maîtrise orale du slameur/conteur : "Pourquoi nos élèves ne maîtrisent pas autant que toi le français ?"
S'en suivra une longue discussion animée, entre autres, par la dizaine d'enseignants sur place sur les méthodes pédagogiques de transmission du français, l'exercice étant de décortiquer l'enseignement magistral opposé, presque, à l'approche communicative …

Plus au nord, à Gashikanwa, nous serons agréablement surpris par le passage de Mme l'administrateur de la commune venue "saluer les invités de Bujumbura" et "encourager encore plus la jeunesse des localités environnantes à fréquenter le Clac " ... L'animatrice du jour, la jeune Floriane Niyungeko, présentait alors son expérience en tant que rédactrice en chef d'Oasis, le journal de son lycée, à Rohero (Bujumbura).

A Mutumba, Ketty Nivyabandi présentant le travail
du café-littéraire Samandari ©Samandari
Et puis, comment oublier les salutations amicalement musclées au Clac de Mugina, à Cibitoke, qui, pour nous signifier la vitalité des lieux, plaça cinq minutes de démonstration du club de karaté du centre ? Un esprit sain dans un corps sain, crut-on comprendre ...
L'urgence de revenir

Revenons à Mutumba. Au terme de ce sixième rendez-vous littéraire à l'intérieur du pays (l'expression n'est pas des plus heureuses), on avait envie de revenir.

Le programme avait été respecté, comme ailleurs dans les Clac : présentation des visiteurs (deux membres du café-littéraire Samandari ainsi que Léonidas Ndayiragije, Coordinateur national des Clac) suivi d'une séance d'animation autour du livre.

À Mutumba, Ketty Nivyabandi était revenue sur le recueil du café-littéraire Samandari
In-dépendance.

Puis Roland Rugero avait présenté l'anthologie des auteurs de la région des Grands Lacs avant de clore la séance par une séance de questions-réponses, prix à la clé (cahiers, dictionnaire Larousse, stylos, exemplaires des recueils du Prix Michel Kayoya ...)
**

Des prix certes modestes, mais réjouissant à la veille de la rentrée scolaire.

Mutumba, nous disions donc, nous donnera l'envie de revenir. D'urgence 
: "Puis-je avoir votre numéro Madame, pour savoir comment adhérer au Samandari ?" s'entendra demander Ketty Nivyadandi, par un élève du coin. Ici, il y a ce petit quelque chose, une terrible envie de s'ouvrir au monde, dans la joie, sans crainte. Et d’ajouter :
"Êtes-vous mariée ?"
___________________________________

Le Burundi, avec ses 22 centres, est le pays le plus fourni en Clac dans les pays francophones. L'installation de chaque centre coûte environ 200.000 Euros, soit autour de 400 millions Fbu. Outre une bibliothèque, les Clac offrent des jeux de société, des espaces de performance (théâtre, lecture) mais aussi l'accès à des programmes audiovisuels de qualité grâce à la chaîne TV 5 (documentaires, cinéma, musique, informations générales) ...
_________________________________

* Rumonge (Bururi), Gishubi (Gitega), Gatara (Kayanza), Bukeye (Muramvya), Gashikanwa (Ngozi), Mugina (Cibitoke)

** Des prix obtenus grâce au Centre burundais de lecture et d'animation culturel (Cebulac)

dimanche 17 novembre 2013

Albert Camus, l'inclassable

A cause de la dimension universelle de son œuvre, le 07 novembre 2013, on célébrera en France et un peu partout dans le monde, le centenaire de la naissance d’Albert Camus. Lorsque je lis pour la première fois l’Etranger, j’avais dix-sept ans, et à presque cinquante ans de distance, je relis ce livre devenu classique en retrouvant les mêmes émotions.
C’est donc une œuvre de jeunesse qui continue à avoir un immense succès auprès des jeunes du monde entier qui voient en lui un guide intellectuel et moral, lui qui refusait tous les systèmes qui enferment l’homme dans les dogmes idéologiques et religieux. Sa rupture avec Jean-Paul Sartre, l’autre grand intellectuel français, tient à leur désaccord sur la vision du monde, à une époque où on était sommé de choisir entre l’Est et l’Ouest, c’est-à-dire deux systèmes antagonistes, régis, l’un par le communisme et l’autre, par le capitalisme.
Déchiré à devoir choisir entre la France et l’Algérie durant cette guerre coloniale meurtrière de 1954 à 1962, il a contre lui tous les extrêmes. Lors de son discours de réception du Prix Nobel de littérature à Stockholm, sa réponse à une question gênante : « Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice » choquera certains cercles politiques et le poursuivra jusqu’à sa mort, ses adversaires lui reprochant son inconscient colonial. Mais ce serait lui faire un mauvais procès parce que Camus était aussi homme de son époque qui soutenait l’administration française dans sa politique algérienne mais non sans critiques. Le lecteur avisé ne manque pas du reste de le constater lorsqu’il décrit « L’Arabe » de manière détaché dans l’Etranger, en rapport avec d’autres personnages du roman. Mais il a également pris des positions courageuses dans ses écrits de journaliste sur le traitement inéquitable et scandaleux des Musulmans dans son propre pays.

Parce qu’il récusait tous les dogmes, on lui reproche également sa lucidité devant l’échec des grandes idéologies collectives révolutionnaires mais l’histoire lui a finalement donné raison par rapport aux grands maîtres à penser d’alors. Son immense talent littéraire est unanimement reconnu dans le monde entier parce que son message à travers ses livres est facilement accessible au grand public, marque distinctif de son génie. Finalement l’image d’anti-modèle de Camus qui refuse tout prêt -à -penser philosophique se retrouve dans le personnage principal « Meursault » qui semble indifférent à tout ce qui l’entoure, y compris à sa propre mort. Mais c’est dans « La Peste » et sa pièce de théâtre « Caligula » aussi bien que dans ses essais comme « La Chute » que Camus prône la révolte de la conscience face aux systèmes totalitaires de son temps, lui qui refusait tous les camps idéologiques. Egalement parce que sa posture intellectuelle est neutre par rapport aux grands courants de pensée dominants qui fait de lui une immense force morale.

La dimension intellectuelle de Camus, c’est son œuvre devenue classique qui s’adresse à tous les hommes et femmes, quelles que soient leur époque ou origine. La Peste aurait bien pu se passer au Burundi durant cette longue période de guerre civile que nous avons connue. Camus est tout simplement un peintre magistral de la condition humaine. C’est par ailleurs grâce à la recommandation de l’auteur de La Condition humaine, André Malraux, alors lecteur chez Gallimard, que l’Etranger y sera publié en 1942.


Par Prime Nyamoya

mercredi 28 août 2013

Bujumbura style bauhaus

Dans ce texte lu au café-littéraire Samandari du 13 juin 2013, le slameur Gaël Faye emprunte la plume d'un nouvelliste pour raconter la ville qui a accueilli son enfance, ses rêveries. Rentrer en ville.

Retourner à Buja. Retrouver la maison. Voilà ce que l’on disait après plusieurs jours à « l’intérieur » du pays. Bujumbura c’était le retour à la normalité, à la routine. On y arrivait souvent crasseux, allongés sur le plateau à ciel ouvert à l’arrière de la camionnette de mon père entre un régime de bananes, du makala (charbon de bois) et des rongeurs pour nourrir ses serpents et ses crocodiles. Nous avions les cheveux brûlés par le soleil et la peau tannée par le grand air du Tanganyika. Le regard des passants nous faisait comprendre que nous étions sales et ébouriffés. Bujumbura était le nombril du monde. C’est la ville où je suis né, hôpital Prince Louis Rwagasore, du nom de ce héro de la nation aux yeux globuleux qui se fit assassiner comme bien des leaders des années 60. C’est la ville où j’ai vécu la plus grande partie de mon existence. C’est ma maison en brique rouge, vestige de la colonisation belge.

Avec son plafond haut, sa vaste barza et son jardin ombragé sous un immense ficus elastica. C’est mon quartier, Kinanira, où l’on vit pieds nus, ce qui nous oblige à régulièrement brûler des aiguilles pour retirer des puces chiques. C’est la rivière Muha dans laquelle on passe nos après-midi à patauger, à construire des bateaux en tronc de bananier. C’est la vadrouille entre copains et les embrouilles entre voisins, c’est les insultes en swahili Nyama-ya-mbuzi ! (viande-de-chèvre!) c’est l’ennui qui nous oblige à inventer, c’est l’heure de la sieste, derrière la moustiquaire, le bruit d’un robinet qui coule, un boy qui parle, un minuscule poste de radio qui crache des informations à tue-tête, le chant d’un paon…

C’est un ami qui vient frapper à ton portail avec un caillou, à qui tu offres un Fanta, que tu raccompagnes ensuite très lentement chez lui, qui te raccompagnes encore. Vous décidez de vous séparer à mi-chemin pour vous dire au revoir. C’est les parties de foot sur le terrain du Lycée International, au crépuscule, quand le corps perd peu à peu l’accablement dans lequel la chaleur et le soleil le maintenait. C’est la flânerie à ces heures calmes, dans les avenues des quartiers où l’on salue les zamu (veilleurs) devant leurs portails, ou allongés dans l’herbe devant des clôtures de bougainvilliers. C’est la nuit qui tombe vite, toujours, entre l’Équateur et le tropique du Capricorne. 

Bujumbura c’est aussi mon jardin avec ses volières, ses bassins de crocodiles et ses cages pleines de serpents, c’est l’Entente sportive où l’on tombe amoureux, où l’on frime à sauter du grand plongeoir, c’est les parties de basket-ball dans les jardins en pente, sur l’herbe qui devenait terre battue à force de rebonds. C’est l’École Française où l’on fête au cœur de l’Afrique le bicentenaire de la Révolution avec cocarde et drapeau tricolore, c’est les chansons de Bahaga, de Christophe Matata, de Canco Hamisi, de Khadja Nin mais aussi de Mike Brant et Francis Cabrel, francophonie oblige !

C’est les klaxons du centre ville, le marché central et bariolé, les taxis bleus et blancs et les minibus Toyota, c’est les numéro de téléphone à 4 chiffres, 22.86 est celui de la maison, c’est le chant du muezzin du quartier asiatique qui nous terrifie pendant la nuit, c’est la clameur qui monte du stade Rwagasore, c’est les tambourinaires, partout, toujours, tout le temps, c’est le cinéma Cameo où l’on va voir Rambo et Chuck Norris pour rêver de faire la guerre, c’est le vaccin contre le choléra, c’est les salons de coiffures où l’on fait la coupe carré, rasé sur les côtés, appelée Agatchoubé en référence à « I got you babe » de UB40, c’est les booms où l’on danse sur Mc Hammer, Docteur Alban et Guns N’Roses, c’est les Reebok pump trouées acheté d’occasion marché Jabe, c’est les soldats du camp voisin qui font des jogging en chantant, c’est les hippopotames qui remontent dans la ville la nuit tombée, pendant que les Katarina cambriolent.
C’est les parents qui chuchotent pour parler de Ntega et Marangara, c’est un air de rumba congolaise qui flotte dans les cabarets où l’on sirote une Primus chaude assis sur un casier, c’est la campagne de pub pour les préservatifs « Confiance d’accord. Prudence d’abord ! », c’est ma grand-mère à l’OCAF et mes oncles qui partent pour le front au Rwanda, c’est le seul feu rouge de la ville qui n’a jamais fonctionné, ou alors juste le temps qu’une voiture lui rentre dedans.
C’est le lac où l’on se baigne malgré les crocodiles, c’est Bwiza où l’on achète le michopo, c’est le pain de chez Iatrou, la viande de chez Coucoulis, les yogourts des sœurs Clarisse.
C’est le cercle hippique et son parfum d’anachronisme. C’est le vendeur de chiclettes JoJo et de biscuits Tip Top, c’est le mendiant et sa polio devant la Cloche d’Or.
C’est les Belges, les Grecs, les coopérants français, les commerçants omanais, pakistanais, indiens, c’est les zaïrois et les rwandais. Tous faussement réunis derrière trois mots : Unité – Travail – Progrès. La devise du Burundi écrite en caractère gras sur le mausolée du Prince surplombe la ville allongée de tout son long dans la plaine fumante de l’Imbo.

Bujumbura c’est une seule et unique chaine, la télévision nationale. Qui émet à partir de 16h30 jusqu’à 23h, qui commence par l’hymne nationale, qui clôture par l’hymne nationale. Burundi bwacu, Burundi buhire… 
De cette petite lucarne, entre deux coupures de courant et la petite antenne qu’on réajuste, on reçoit les échos lointains d’un monde qui ne semble pas nous concerner, et pourtant… entre un mur qui tombe, un Camerounais qui marque des buts et danse dans les corners, un homme qu’on libère après 27 ans, et un clip de rap qui invite à « Fight the Power », il y a un homme qui parle de « conditionnement de l’aide », de « processus de démocratisation »…

Alors comme un bruit sourd, une musique derrière un mur capitonné, sa voix arrive jusqu’à nous. Mitterrand fait un discours, à la Baule. Et rien ne sera plus jamais comme avant. Bujumbura c’est le matin du 19 octobre 1993 où je frappe à la porte de l’école, étrangement fermée. Un homme passe en courant et me dit « Petit rentres chez toi! Il y a un coup d’état, on a tué le président pendant la nuit ». C’est la ville morte. Des milices établissent des barrières un peu partout et tuent à coup de pierre. C’est la nuit avec les chiens qui aboient à la mort, les balles traçantes qui passent au-dessus des maisons et les tirs de mortiers. C’est se réveiller dans un cauchemar pour découvrir une autre ville et s’habituer aux lendemains qui déchantent. C’est les gens qu’on assassine en pleine rue aux heures de pointe devant la poste centrale, un pneu enflammé autour du cou, les grenades qui explosent dans le marché, les sans échecs et les sans défaites qui terrorisent la ville, les murs qui commencent à remplacer les clôture de bougainvilliers, les consignes de sécurité des ambassades, les pénuries. Et la peur. C’est les premières discussions. C’est quoi un Hutu ? Un Tutsi ? C’est la fin du monde dans le pays voisin, celui de ma mère,  au Rwanda. Les nouveaux réfugiés qui viennent, les anciens qui partent. Le plus grand exode du XX siècle. C’est ne plus pouvoir être neutre.

C’est la suspicion. C’est nos amis tués. C’est nos familles décimées. C’est l’école que l’on ferme en plein milieu de l’année. C’est l’avion de rapatriement en avril 1995 pour les ressortissants européens, les bazungus s’enfuient avec leurs chiens et leurs chats. C’est découvrir mon passeport français. C’est l’aéroport en forme d’œufs de Pâques. Trou noir par où le pays se vide. C’est se jurer de revenir vite. Pour vivre ici, pour reconstruire. Et c’est l’avion qui décolle pour toujours. J’emporte avec moi un seul livre. « Entre deux mondes » de Michel Kayoya. Entre deux mondes, c’est là où j’ai dû apprendre à vivre depuis que j’ai quitté Bujumbura, ma ville Bauhaus.

mercredi 14 août 2013

À Gishubi : le conte du père du grand-père du père de ...

Reportage à Gishubi (Gitega) et à Gatara (Kayanza) où, en marge de la présentation de l'anthologie des auteurs des Grands Lacs, il fut question de conte ... 

Tanguy dans le Clac Gishubi ©droits_réservés
Ils avaient cru que le voyage de ce 3 août ne prendrait que 20 minutes, calés dans ce taxi au dos arrondi, plus fameusement appelé Kagongo, en kirundi. Cela prendra finalement presque le triple du temps, du Centre Culturel Gitega nouvellement ouvert à Gishubi, le second Clac à être visité dans le projet de promotion de l'anthologie Émergences - Renaître ensemble (Sembura, 2011).
Et quand Tanguy Bitariho Roland Rugero arrivent à destination, rejoignant le coordinateur des Clac qui les avait précédés pour préparer la rencontre, le premier élément à les accueillir est l'épaisse poussière des lieux, à travers laquelle des regards curieux les dévisagent. Le temps de transporter les paquets de livrets, livres et autres menus bagages dans la salle des spectacles, et le rendez-vous est lancé. Tanguy enfile le costume de conteur : "C'est l'histoire du père du grand-père du père de mon père ...", commence-t-il sous un silence intrigué.

Ce même silence interrogatif que l'on retrouvera à Gatara, trois jours après, alors que le jeune homme explique que "le travail d'un conteur, c'est d'offrir la vérité et le mensonge à la fois, et faire en sorte que chaque oreille y retrouve son compte."
Ici, à Kayanza, Tanguy était venu avec l'histoire de "son" père qui frappait chaque soir "sa" mère. Plus d'une cinquantaine de personnes, dont des conseillers de l'administrateur de la commune Gatara, le chef de poste de la police et bien sûr les professeurs de français l'écoutaient : "Jusqu'au jour où la femme fut enceinte, et alors, elle dit chaque soir à son mari : Ne me frappe pas, écoute d'abord l'histoire que j'ai à te raconter ! " Et à la fin de son histoire, la question avait fusé, précise : "Dans ce récit, quelle est la part de la réalité dans ta vie, qu'est-ce qui n'est pas vrai ?"

Ici à Kayanza aussi, juste après le conte de Tanguy, l'assistance, surprise par la maîtrise orale de la langue par le conteur, avaient tenu à s'exprimer sur les difficultés d'apprentissage des langues, et principalement le français. Entre l'enseignement magistral, l'approche communautaire, les effectifs de classe qui ont triplé, quadruplé, le manque d'intérêt des jeunes, le débat a failli prendre le dessus sur la présentation de l'anthologie Sembura.

Des jeunes qui, à Gishubi, viennent justement dans le Clac pour autre chose que la lecture : "Ce qui les attire, c'est beaucoup plus les documentaires et les films de fiction que propose le centre, avec la chaîne TV5 notamment ", explique Jean-Claude, licencié en droit à l'université Martin Luther King ... et chômeur.
Jean-Marie, professeur de français, quant à lui, met la popularité des lieux sur le dos des jeux de société, Scrabble, Dame, Ludo. Même si Jean-Claude, du collège communal de Gishubi, admet volontiers venir régulièrement consulter ... le recueil des proverbes.

mercredi 7 août 2013

Des auteurs des Grands-Lacs ... portés disparus à Rumonge !

Alain Horutanga présentant le slam aux membres du Clac de Rumonge
©droits réservés
À côté, les Témoins de Jéhovah tiennent leur croisade estivale dans la cour de l'espace communal en forme de concession rectangulaire, et dont toute une aile a été cédée au Clac* de Rumonge ...
 

Au milieu des exhortations à lutter contre les tentations d'ici-bas, Roland Rugero élève la voix pour la bonne nouvelle du jour : "Après notre belle rencontre du 16 mars dernier, nous sommes revenus re-découvrir l'anthologie des auteurs des Grands-Lacs africains. J'espère que vous l'avez lu ..." ajoute l'écrivain, l'un des 24 figurant dans l'ouvrage qui rassemble des noms du Burundi, du Rwanda et de la RDC.

Un silence gêné s'abat sur la salle. Une quarantaine de regards le fixent, le tiers des enfants de moins de 15 ans, le reste des élèves et professeurs de français en vacances, et même deux ou trois parents venus écouter "les visiteurs de Bujumbura de ce 2 août 2013."

Finalement, une main timide se lève, et la voix s'élève : "En fait, depuis votre passage, nous n'avons plus revu les exemplaires de l'anthologie", explique Kawaya, un professeur de français au Lycée d'Iteba. "En fait, l'ancien responsable du Clac n'a jamais mis l'ouvrage sur les étagères de la bibliothèque ... avant de partir sans avertir !"
Les explications gênées de Léonidas Ndayiragije, le coordinateur des Clac au niveau national finiront par révéler qu'en fait, avec d'autres effets du centre (des jeux de société, des livres, ... ), l'anthologie a été rapatriée à Bujumbura vers fin juin pour n'avoir pas été intégrée dans le catalogue de l'espace : "Nous avons préféré tout récupérer pour que la remise-reprise avec le nouveau responsable du Clac se passe le plus correctement possible" explique Léonidas Ndayiragije.
Et visiblement, la nouvelle équipe, à Rumonge, n'en finit pas de s'expliquer sur les circonstances de départ de leur ancien collègue : "Certains ouvrages sont portés disparus des rayons", pointe François Bigirindavyi, son successeur.

Le mauvais quart d'heure passé, la discussion, prévue d'être sur le contenu de l'anthologie, reviendra sur une présentation générale de l'ouvrage, de sa logique de publication … Une musique que les participants ont déjà entendu. Finalement, la partie la plus fructueuse de la rencontre portera sur l'intervention d'Alain Horutanga, blogueur, venu présenter un genre littéraire nouveau à Rumonge : le slam. "C'est un art qui est né de poètes en mal d'éditeurs, dans des bistrots des États-Unis. Et à chaque slam présenté devant les clients, on donnait un verre de bière gratuit ..." précisera le slameur, en même temps concourant du Burundi aux prochains Jeux de la Francophonie de Nice (France), en septembre prochain.
Comme quoi "boire" et "lire", gusoma en kirundi, ne sont jamais au final si éloignés l'un de l'autre.
______________________

* Centre de lecture et d'animation culturelle. Le Burundi en compte 16, dépendant d'une Direction du ministère en charge de la Jeunesse et de la Culture.

samedi 22 juin 2013

Conférence sur la création littéraire burundaise à Paris


Le samedi 11 mai 2013, le CAPDIV organisait à Paris une conférence intitulée « Le Burundi et le Rwanda au miroir du roman ». Deux communications universitaires suivies d'un débat ont tenté d'interroger les liens tissés entre l'univers fictionnel du roman et l'Histoire burundaise et rwandaise.

Par Céline Gahungu, professeure agrégée de Lettres,
doctorante à Paris-Sorbonne,
Chercheuse associée à l'ITEM

Lors de la conférence. A gauche, Céline Gahungu présentant « L'Histoire burundaise au miroir
de deux romans : 
La Descente aux enfers d'Aloys Misago et Baho ! de Roland Rugero »  ¢dr

Un public varié, composé d'une quarantaine de personnes dont le slameur Gaël Faye, universitaires, étudiants, personnes issues de différentes communautés africaines mais également simples curieux désireux d'en apprendre davantage sur le Burundi et le Rwanda … Voilà le public lors de cet après-midi de réflexion et de débats sur l'Histoire des deux pays, trop souvent méconnus et objets de stéréotypes, mais également sur le rôle que peut jouer la création littéraire dans un processus de reconstruction et de réconciliation.
La première intervention ayant pour titre « Postérité et détournements des mythes coloniaux dans Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga », a été prononcée par Pierre Boizette, étudiant en Master à l'Université Paris X Nanterre. Ma communication portait quant à elle sur le Burundi : « L'Histoire burundaise au miroir de deux romans : La Descente aux enfers d'Aloys Misago et Baho ! de Roland Rugero ».

Une initiative du CAPDIV : naissance d'un projet

Le CAPDIV, association dont l'objectif est de lutter contre préjugés et discriminations par l'accès au savoir, organise régulièrement des colloques mettant à l'honneur les cultures africaines et issues des diasporas. Le panafricanisme, l'écriture de Sony Labou Tansi, le rôle des soldats africains au cours des deux Guerres mondiales ou encore l'action et la pensée de la célèbre féministe afro-américaine Angela Davis sont autant de sujets qui soulignent la diversité des centres d'intérêt du CAPDIV.

Membre de cette structure depuis quelques années désormais, il m'est venu une idée au cours de l'hiver 2012 : consacrer un événement à la création littéraire burundaise, encore malheureusement peu connue. Bien entendu, mon attachement profond à ce pays qui est en partie le mien a joué un rôle évident. Mais des enjeux scientifiques ont également présidé à ce choix. Du patrimoine oral ancien encore fécond à l'émergence de Samandari qui met la révolution numérique au service de l'inventivité, il est grand temps me semble-t-il de constituer un discours critique et universitaire. Au cours de ces mois de réflexion, mes travaux ont reçu l'aide précieuse des différents acteurs des lettres burundaises. Les conseils avisés de Roland Rugero, d'Aloys Misago, des professeurs Ngorwanubusa, Manirambona, Nizigiyimana, mais également de passionnés tels que Luc Germain, l'un des fondateurs de Soma Éditions, Annabelle Giudice, de l'Institut français du Burundi et d'Ana Tognola, de l'association Sembura, ferment littéraire, ont guidé mes recherches. 

La Conférence est à retrouver sur Facebook sur ce lien

Au cours de mes lectures, un constat s'est rapidement imposé : les troubles et vicissitudes de l'Histoire constituent bien souvent la trame choisie par les auteurs burundais. Parmi les pages très intéressantes que j'ai parcourues, deux romans publiés à la date symbolique de 2012 ont attiré mon attention : La Descente aux enfers d'Aloys Misago (éditions AML) et Baho! (Vents d'ailleurs) de Roland Rugero. Traitant de deux périodes tragiques - les massacres de 1972 et les conséquences de la guerre une dizaine d'années après les affres de 1993 - les romanciers s'emparent d'une manière bien différente des douleurs du passé pour rompre les conséquences des silences et des non-dits.

L'écriture précise et réaliste d'Aloys Misago énonce les ravages d'ikiza, tentant ainsi de combler un terrible vide. Le romancier conte l'errance douloureuse de Ndayi aux confins du Burundi et de la Tanzanie. L'adolescent de quatorze ans, dont le père et les frères aînés ont été assassinés, est confronté aux massacres auxquels se livrent impunément les troupes du Président Micombero. Baho! évoque la violence qui ronge une communauté villageoise, hantée par les conséquences de 1993 et de la guerre. Nyamuragi, un jeune muet dont les parents ont été assassinés, est accusé injustement d'avoir violé Kigeme. Les étapes de son lynchage, entremêlées aux bribes de ses souvenirs et des pensées d'une vieille borgne qui suit son chemin de croix, traduisent le délitement de la société burundaise.

En dépit des différences de style et de sujet, des questionnements identiques sont apparus à la lecture de ces deux ouvrages : quels mots, quels procédés sont en mesure de traduire des scènes traumatiques? Comment prendre la parole pour dire des réalités longtemps tues, qui parfois ne font pas l'objet d'une concorde nationale? Comment donner sens au passé grâce à la fiction? Comment construire dans l'espace du roman une mémoire et un imaginaire communs à tous les Burundais en mettant en scène les terribles conséquences des clivages « ethniques » mais également leur dépassement?

Pierre Boizette, jeune chercheur passionné par la richesse culturelle des Grands Lacs, a constaté de véritables résonances entre La Descente aux enfers, Baho! et le roman de Scholastique Mukasonga, Notre-Dame du Nil. L'idée de la conférence « Burundi, Rwanda au miroir du roman » était née. Il s'agissait de montrer comment trois auteurs, brisant les mythes issus de la colonisation qui ont tant fait souffrir les deux pays, offrent une réflexion à leur public en investissant le champ de l'imaginaire et du symbolique.

Un public intéressé et curieux

Au-delà des divergences très stimulantes, un consensus est apparu, magistralement formulé par le Professeur Elikia M'Bokolo. Les différentes formes de création littéraire en kirundi et en français - qu'il s'agisse du roman, de la poésie, du théâtre ou encore du slam - sont une véritable chance pour le Burundi. Grâce à la liberté créatrice se dessine la reconquête d'une Histoire longtemps confisquée et qui fait sens, Histoire que l'écriture est chargée d'accueillir, de dire et de transmettre. Au-delà de la prise en compte du passé, le chatoiement de la parole et de l'imagination dans le pays de l'ijambo est en mesure de porter l'espoir en donnant une représentation aux questionnements, aux doutes et aux rêves des Burundais.
Reste désormais à poursuivre les recherches sur la création littéraire burundaise, en prenant en compte deux paramètres primordiaux : la diffusion du livre au Burundi et les difficultés que rencontrent les auteurs désireux d'être édités.

Un essai qui fera date va bientôt paraître : le Professeur Juvénal Ngorwanubusa, auteur d'un passionnant roman intitulé Les Années Avalanche, s'apprête à publier une anthologie consacrée à la littérature burundaise. Le CAPDIV compte organiser d'autres événements relatifs à la richesse culturelle burundaise dans les années à venir. Et à n'en pas douter, la diversité de la tradition orale, les méditations subtiles de Michel Kayoya sur les vertus de l'ubuntu ou encore le bouillonnement de la jeune garde littéraire burundaise seront autant d'objets d'étude qui nourriront mes recherches dans les années à venir.

Deux entretiens avec Elikia M'Bokolo ont été enregistrés après la conférence. Ils seront diffusés sur les ondes de RFI en juillet, dans le cadre de l'émission « Mémoire d'un continent. »

mercredi 5 juin 2013

Appel à textes pour la deuxième anthologie de littérature des Grands Lacs

La plateforme Sembura, ferment littéraire GL a le plaisir d’annoncer à ses membres, sympathisants et au public intéressé le lancement de sa 2ème Anthologie de littérature à paraître en octobre 2014. L’objectif de la plateforme est de promouvoir la création littéraire ainsi que l’enseignement des langues et de la littérature dans la Région des Grands Lacs Africains (Burundi, RDC, Rwanda).

Les auteurs de la région des Grands Lacs qui souhaitent figurer dans l’Anthologie sont priés de soumettre un extrait d’un texte littéraire (roman, poésie, nouvelle, pièce de théâtre) sur le thème « Pour une culture de la paix dans les Grands Lacs » pour le 31 décembre 2013 à la personne de contact de leur pays. 

Ces œuvres seront accompagnées d’une note introductive sur le contexte de l’œuvre, d’une lettre demandant de figurer dans l’Anthologie et des coordonnées de l’auteur. Les jeunes auteurs, femmes et hommes, sont particulièrement encouragés à participer.

Aucun texte ne sera accepté après cette date. Les dossiers ne seront pas renvoyés. Les auteurs seront avertis de la décision du comité de sélection le 10 mars 2014.
Pour le Burundi, les œuvres et les documents seront adressées à M. Docile PACIFIQUE.
Email : docilep@yahoo.fr 
Pour la RDC, les œuvres et les documents seront adressées à M. Jean-Claude MAKOMO.
Email : makimakomo@yahoo.fr 
Pour le Rwanda, les œuvres et les documents seront adressées à M. Emmanuel AHIMANA.
Email : ahemma6@yahoo.fr

lundi 27 mai 2013

D’avril

Avril n’est pas que le mois des pluies au Burundi. C’est aussi le mois de deuil. Et des mauvais souvenirs ...
Par Thierry Manirambona
Bruxelles, ce 1er avril : présentation du livre de Jacques Claessens,
avec la présence de l'ambassadeur du Burundi en Belgique ...
Les Burundais se souviennent de leur président Ntaryamira Sylvestre qui est mort le 6 avril dans un attentat contre l’avion du président rwandais Habyarimana Juvénal. C’était en 1994, un passé qui n’est pas très lointain. Ils se souviennent aussi des « événements de 1972 ». Avril 1972. Une année  qui a endeuillé le Burundi, des milliers de vies disparues et dont le souvenir hante toujours les esprits. Il y a aussi les Martyrs de Buta ...
Les politiques, les médias et la société civile en parlent. Les citoyens ordinaires racontent ce qui s’est passé. Et sur différentes plateformes, le Mal est raconté.
Dans une autre forme de mise en récit, les écrivains et les artistes parlent eux-aussi du Mal en le dénonçant, en dénonçant les coupables, en invitant les Burundais à une longue marche vers la réconciliation. Et ce n’est pas qu’au Burundi qu’on le fait, en dehors des frontières du pays, l’engagement artistique et littéraire est le même.
Cette année, deux événements, littéraire, artistique, sont tombés à point pour parler autrement et indirectement d’avril.
Il s’agit d’abord d’une rencontre du 1er avril 2013 qui a eu lieu à Bruxelles, et durant laquelle Fabien Cishahayo et Constance Fréchette Claessens présentaient le livre « Uncri… de liberté » de Jacques Claessens. Le premier, professeur en communication au Canada, a rencontré l'auteur du livre et a été « marqué pour la vie ». La seconde est l'épouse de Jacques. Les deux présentaient donc ce livre de 788 pages, qui raconte la vie et l’œuvre d’un bâtisseur, d’un explorateur, d'un homme qui a servi le Burundi avec beaucoup de passion. Malheureusement, il devra cesser, non sans peine, son aventure au Burundi. « Brusquement, inopinément, une nuit, je dois fuir ce pays que j’aime. L’Afrique génocidaire se dessine », écrira-t-il.
Ce livre mérite d’être lu, relu et partagé. A la manière des livres de Michel Kayoya, Un cri de liberté pose des questions sur des thèmes variés, lesquelles questions peuvent être d’une grande inspiration pour tout citoyen burundais engagé dans la construction de son pays. Une autre façon de sortir d’avril.
Dans un autre genre, Frédérique Lecomte, metteur en scène, avec un groupe de comédiens burundais a présenté une comédie musicale, Amakuba, à Louvain-la-Neuve en date du 25 avril 2013.
Née en 1958, Frédérique Lecomte est metteur en scène, interprète, comédienne, auteur dramatique, sociologue. Elle est directrice et initiatrice du concept « Théâtre & Réconciliation ». Elle est aussi membre de la société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Parmi ses réalisations au Burundi, on peut citer Si Ayo Guhora, 150 représentations, 160.000 spectateurs.
L’affiche de la pièce de théâtre présentait la comédie en ces mots : Amakuba : 4 acteurs burundais : (pas) gentils, (pas) exotiques, (pas) politiquement corrects. Dans une comédie musicale sur les (c)rimes authentiques de l’Afrique centrale.
Cette représentation théâtrale aborde de façon frontale, la question ethnique, les différents conflits qui ont endeuillé le Burundi et surtout insiste sur la réconciliation.
Outre son réalisme dans sa façon d’aborder ces thèmes, l’originalité de la pièce tient aussi par son genre même : une comédie musicale. Le chant et la danse accompagnent les dialogues tout le long de la pièce.
Ce qui est le plus intéressant encore, c’est qu’après la représentation, les acteurs et l’auteur et metteur en scène de la pièce de théâtre échangent avec le public. Non seulement, le public pose différents questions aux comédiens et à Frédérique Lecomte, mais aussi les gens ont l’occasion d’échanger et de donner leurs opinions sur les conflits qu’a connus le Burundi, sur l’impact du théâtre et de l’art dans la réconciliation. Une occasion d’aborder des questions épineuses qui concernent la société burundaise. Une autre façon de parler d’avril.
Une autre façon de parler d’émergence, de vivre ensemble.

dimanche 19 mai 2013

Kebir Ammi : « Dans l'écrivain, il y a l'obsession du langage »

Professeur d’anglais en France, Kebir Ammi (ici au Centre d'Information
de l'Ambassade des États-Unis au Burundi) est également co-fondateur
du Magazine Littéraire du Maroc. Il a publié, notamment aux éditions
Gallimard, 
Le ciel sans détoursLes vertus immorales et Mardochée …

En résidence d'auteur à l'Institut Français du Burundi pour une semaine, l'écrivain marocain évoque ses rencontres dans les ateliers d'écriture, le pays, l'Afrique.
Quatre jours passés à travailler avec une vingtaine d'auteurs confirmés ou pas sur l'autobiographie … Pourquoi cette thématique ?
Il y a d'abord une rencontre passionnante : le premier récit autobiographique connu, Les Confessions, de Saint-Augustin. C'est au 4ème Siècle après Jésus-Christ, l'Algérie s'appelle encore Numidie, et le philosophe parle, à Rome, de « retourner chez moi en Afrique ». Malheureusement, les universités et les intellectuels africains ont oublié cet écrivain-là, des leurs, pour ne garder que l'homme d'Église. C'est mon point de départ vers l'autobiographie. J'ai justement lu des extraits de celle de Saint-Augustin aux participants à les ateliers, et ils n'en revenaient pas !
Pourquoi ?
L'intuition du philosophe, qui raconte, à son époque déjà, ce qui fait la richesse d'un récit autobiographique : la sincérité, le détail. Lire le plus grand penseur du Moyen Âge, l'un des quatre Pères de l'Église latine, qui raconte avoir fait l'école buissonnière, comment il préférait les mathématiques au grec, la relation difficile entre son père et sa mère, … c'est saisissant. Voilà ma soif à partager !
Et vous sentez de l'intérêt chez ceux qui découvrent avec vous cette expression littéraire ?
Oui. Beaucoup ! L'autobiographie met en place des mécanismes intérieurs extraordinaires. Pour nous, de cultures musulmanes où le récit à la première personne du singulier n'existe pas, c'est l'occasion d'affirmer sa vision, de raconter le monde en retrait du groupe, du « nous ». et je crois que ce travail est important pour le Burundi, avec ses obstacles, une histoire difficile. C'est aussi un cheminement dur, l'écriture. J'ai expliqué qu'on ne devient pas écrivain au bout d'un atelier d'écriture. Certains n'ont pas voulu le comprendre, malheureusement …
C'est à dire ?
Un récit, ce n'est pas 10, 20 lignes, 100 : c'est une langue, le rapport de l'auteur à la langue. Dans ce qu'il écrit, on y retrouve sa mère, ses joies, son enfances, ses souffrances, … Dans la littérature, qui est avant tout un « jeu », l'écrivain déploie un langage qui s'exprime à travers son rapport au monde. Il y a chez lui l'obsession du langage, puisé dans divers lieux. Quand vous lisez García Márquez, Vargas Llosa, Carlos Fuentes ou Alejo Carpentier, il y a quelque chose de plus qu'un récit. Certains auteurs vous permettent de voyager deux, trois heures. D'autres toute une vie.
Il y a un sujet qui vous tient à cœur : la rencontre des mondes littéraires entre l'Afrique du Nord et la Subsaharienne …
Oui. En 2009, les Algériens organisaient le Festival Panafricain, en invitant notamment les écrivains du continent, et mêmes ceux ayant des racines africaines comme ceux des Antilles, à Alger. C'était une idée très intéressante, même si je regrette qu'il n'y ait pas eu des voix venant du monde anglophone, et que l'ouvrage commun publié à l'occasion, Encrages Africains, n'ait pas connu de suite … Mais depuis, des initiatives individuelles ont suivi : si je suis au Burundi, c'est grâce à Eugène Ébodé, du Cameroun, qui lui-même était au Salon du livre de Casablanca avec d'autres écrivains comme l'Ivoirienne Tanella Boni, le Congolais Henri Lopes, etc. Ces échanges, ces voyages sont très importants.
Justement, que ressentez-vous à propos de la littérature africaine d'expression anglophone ?
Elle me semble avoir trouvé un territoire de fiction, un peu plus que chez nous autres d'expression francophone … Et que cela soit pour nos provenances (sur le continent, dans nos pays, nos communautés) ou pour nos langues, l'essentiel est de garder à l'esprit que l'écrivain n'est le porte-parole de quoi que ce soit d'autre que ses blessures, de lui-même. Pas d'une nation, ou même d'un continent. Et puis, comme je l'expliquais à l'Université du Burundi où l'on me parlait tant et tant de l'Europe, je peux me sentir proche d'un écrivain burundais ou chinois que d'un récit marocain. La littérature invite à l'ouverture, au voyage. Elle n'enferme pas dans des références.
Une impression du Burundi ?
J'ai été ébloui par la richesse et la beauté de la nature du pays, sur la route menant à l'Alliance de Gitega, où j'ai reçu un accueil très chaleureux, des élèves courtois, préparés, des professeurs engagés. En revenant à la nature, c'est dommage qu'on la laisse inconnue. C'est presqu'un crime. Si j'étais burundais, j'écrirais un roman là-dessus, et ce serait peut-être l’œuvre la plus engagée du pays car je célébrerai mes racines, le chez-moi.
Propos recueillis par Roland Rugero

mercredi 8 mai 2013

"La descente aux enfers", un roman historique

L'ouvrage est disponible à la
Librairie Saint Paul

Dans la préface de ce roman de Misago Aloys publié en mai 2012 en Belgique, Marc Quaghebeur, écrivain, critique et Directeur des Archives et Musée de la Littérature à Bruxelles concède : "Si l’histoire est souvent lente à trouver les formes de sa mémoire intégrée ou à être partagée collectivement, et si le passage de la mémoire orale à la tradition écrite constitue un processus tout aussi complexe, il n’en reste pas moins que le passage (au légendaire ou au fictionnel) finit toujours par advenir ; et que le roman, par la liberté de ses formes, est de ceux qui aident à plonger au plus intime du tragique de l’histoire."
L’auteur qualifie son œuvre de « roman historique » ? Oui, car le livre part du vécu des Burundais suite au génocide, à la guerre et aux massacres. De l’avis de Quaghebeur : "Les pages d’Aloys Misago sont de celles qui ne s’oublient pas. Elles restituent. Mais elles tracent également un avenir, au-delà de l’horreur et de la souffrance, qui ne concerne pas le seul héros", alors que sur la couverture du livre, nous lisons déjà : "Le livre d’Aloys Misago change la donne et fait entrer son lecteur dans une restitution profonde et émouvante des années de sang à travers la destruction d’une famille entière et l’histoire du très jeune Ndayi. La lente et difficile assomption de ce dernier vers une attitude capable de défendre la vengeance donne son prix à cette fiction dont on pressent qu’elle plonge dans la mémoire hantée des morts de son auteur." 
A la fin du livre, l’auteur qui lance un défi à cette « descente aux enfers » en prônant l’amour, le pardon et la tolérance s’exprime ainsi dans la bouche du personnage principal : « Le Dieu de l’Histoire que Ndayi venait de découvrir dans la Bible dont lui avait fait cadeau le missionnaire se rappellerait à jamais ce sacrifice et bénirait cette terre chérie et meurtrie, ces âmes blessées et déchirées, ce peuple troublé et désorienté. »
Note sur l’auteur : Aloys Misago est né en 1958 dans l’actuelle province de Makamba. Les troubles que le pays a connus en 1972 l’ont profondément marqué. Il a perdu son père cette année-là et sa mère s’en est allée en 1997 suite à la crise déclenchée en 1993, après l’assassinat du Président Melchior Ndadaye. Misago a fait des études de philosophie, de théologie, d’anthropologie et de sociologie en Allemagne avant d’aller travailler à un programme d’aide aux réfugiés en Tanzanie (de 1999 à 2006)., puis de rentrer au Burundi où il travaille dans un établissement para-public.
Daniel Kabuto