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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

vendredi 30 juillet 2010

Chronique du vendredi: Nos lectures (Roland Rugero)

Quatrième soirée d’un rendez-vous, rappelons-le, ouvert à tous ceux qui s’intéressent à la littérature au Burundi. On a eu la hardiesse de demander aux participants quels textes les avaient le plus marqué, après une moyenne de vingt ans d'existence... Poèmes, œuvres fictives ou autobiographiques, textes d'inspiration politique, religieuse ou grand traité militaire, le choix était vaste.
Séance d'aveu fort instructive.

On a eu droit à l'évocation des écrits de Steve Biko et Patrice Lumumba; à I have a dream de Martin Luther King ; au concept du relativisme avec Albert Einstein; au français Jean-François Colossimo et son essai Dieu est Américain ; à la Non violence active du Mahatma Gandhi ou encore Thomas Sankara et son mémorable discours sur la dette africaine au sommet de l'Union Africaine en juillet 1987...

Ainsi donc, la grande majorité des textes qui inspirent nos amis et auteurs burundais seraient concepts et discours politiques, ou scientifiques... Pas tous. Des fictions aussi, rarement. Citons la nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, Prix Orange de la Fiction en 2007 pour son roman L'autre moitié du soleil; le Congolais Alain Mabanckou, auteur de Verre Cassé, trois fois primé. Et Sembène Ousmane, auteur de la soirée dans les Bouts de bois de Dieu...

De ce tableau, et pour reprendre les termes d'un professeur de français présent au Samandari, « il y a de l'espoir à découvrir que les jeunes burundais lisent et s'intéressent à la pensée des Africains, sous toutes ses formes.» L'intéressante soirée s'est clôturée sur Une dure journée, triste histoire d'une fille qui débarque de Ngozi pour assister à la mort de sa belle-sœur mariée à Bujumbura. La nouvelle est de Nadège Niyonizigiye, slameuse dans le Collectif Slam Phénix...
Oui !, il y a de l'espoir.

Chronique du vendredi: Pourquoi écrire? (Roland Rugero)

Dans une société que l'on décrit orale, qui plus est, ne parvient pas à s'intéresser à la lecture, la question mérite réflexion. Elle a été posée ce jeudi 15 juillet. Et les réponses sont très différentes. Il s'agit, pour une des participantes, de «mettre des mots sur sa réalité», alors que pour son voisin, 'écrire' c'est « mettre du bleu (encre) sur le blanc (feuille).» Pour ce journaliste participant à la rencontre, l'écriture s'apparente à deux actions, 'servir' et 'accoucher'. Tandis qu'un étudiant parle de «fixer le temps».
Acte de 'hantise' ou de 'plaisir', 'thérapie' selon un autre, l'écriture est multiple et nécessaire: «Uwudasize ikibondo asiga umugani»- Celui qui,en mourant, ne laisse pas de progéniture laisse un proverbe.

Puis vint le jésuite-poète Thierry Manirambona, qui nous ramenait du Rwanda une anthologie d'auteurs francophones, dans laquelle la dramaturgie occupe une large place. Pour Thierry, l'écriture est communion, une prière dans les mots, qui va bien au delà des actes.
En témoigne ces séquences d'une longue ode baptisée 'Pleure pas, femme': « femme pygmée, trapue dans ta case/ ...tu fais fi de nos écoles/ de nos rêves de civilisés/ de nos patois mal enchaînés/ tu vis de la parole de la forêt »- « femme primitive tu es tam-tam dans tes pagnes/...dans tes souffrances/ dans tes décences»- «femme, tu te laisses mourir/ telle une onde sur la peau de l’eau/... »- « femme, je te ferai des perles de gouttelettes de pluie/ que j’aurai cueillies de ma main gauche/ de ma main droite, je tisserai une gouttière/ que je percherai sur le toit de mon regard»-...
Des vers écrit dans une maternité rwandaise. Une preuve que l'écriture est aussi cela : un miroir de la vie, ses beautés et ses souffrances.

Trois ethnies, de Ketty Nivyabandi

Trois ethnies
Trois jolis sourires,
Trois jeunes destins.
Trois petites filles,
Trois éclats de rires qui chatouillent les manguiers…

Elles jouent en cercle en se tenant la main,
Sandales et peurs au vent...
Trois rêves ludiques,

Trois chansons.

Un, deux, trois, elles sautillent,
Et petites nattes se hissent à l’horizon.
Un, deux, trois, elles sautillent,
Six petits pieds se posent sur la terre fébrile;
Fraîchement violée par ses fils,
Féconde et porteuse en son sein de l’Infâme.

Un, deux, trois, et la terre minée s’ouvre.
Rugissante et béante,
Purulente de petits monstres,
Elle avale les trois chansons.

Trois petits bouts d’enfance s’envolent en éclats.
Trois rêves déchiquetés, trois rires muets.
Trois destins étouffés, trois boutons de fleurs écrasés.
Trois chants inachevés…

Un, deux, trois pleurs identiques s’élèvent dans un ciel désastré.
Trois silhouettes vêtues d’imvutano noirs s’allongent, cheveux rasés, âmes calcinées.
Trois mères.

Trois plaies.
Trois cœurs fendus à jamais.
Hutu. Tutsi. Twa.
Trois ethnies.
Une seule agonie.
Un seul fleuve de larmes qui s’écoule et s’écoule, à l’infini.

Et ce silence…
Le silence lourd et écarlate du sang des innocents.




Texte composé pour l’exposition 'Recyclage d’armes en œuvres d’art
Maoni (Collectif d'Art)/Bujumbura, Janvier 2010

mercredi 28 juillet 2010

Le brouillard (The fog)

par Roland Rugero

C'est un jeudi soir, daté le 8 juillet. Dans une salle aux murs blancs, devant une vingtaine d'yeux, on lit un poème en anglais. Le titre de l'œuvre est The fog- Le brouillard (spécialement anglais; a-t-on précisé!) et Claver Nkurunziza, son auteur, y évoque les mystères du phénomène climatique. Il souligne que ces vers ont été écrits autour de 2004, à l'époque de Tenga (Bujumbura rural), des bruits de bottines et mortiers dans la Kibira. De l'auditoire, des esprits aux larges vues étendent le mot 'brouillard' aux turpitudes actuelles de l'actualité sécuritaire et politique du Burundi...
Tanguy-Robert Bitariho, la promesse du slam burundais, lit la triste lettre d'un étudiant africain (ou burundais), parti pour l'eldorado européen et qui y vit depuis de bien sombres misères.
Puis, pour clôturer le tout, Ketty Nivyabandi-Bikura, membre du collectif artistique Maoni, offre son poème 'Trois Ethnies'.

Au début, ce sont Trois petites filles/... Six petits pieds [se posant] sur la terre fébrile
Puis, en un instant, Un, deux, trois, et la terre minée s’ouvre/... Trois petits bouts d’enfance s’envolent en éclats...
Et que reste-t-il à la fin? Un, deux, trois pleurs identiques [qui] s’élèvent dans un ciel en désastre/ Trois mères. Trois plaies... Hutu. Tutsi. Twa ... Une seule agonie.
Frissons dans l'assemblée. Puis La question d'un invité, qui veut absolument une morale de tout ceci.
Auparavant, on a tenté de lui expliquer, longuement, que l'écriture est avant tout un acte intime mais tourné vers l'autre, et que l’on n’écrit pas nécessairement pour livrer une leçon. «Pourquoi écrire alors?» demande-t-il avec un regard intense. Un court silence. Le brouillard semble planer pas très loin.

Chronique du vendredi: Samandari est là! (Roland Rugero)

L'Association des Écrivains ouvrait ce jeudi 24 juin son premier café littéraire. Joie pour la littérature burundaise. Par Roland Rugero.

Le débat aurait pu tourner autour de l'expression même de 'café littéraire', puisque l'auguste assemblée, une vingtaine de personnes, avait à disposition de l'eau minérale pour toute boisson... Un esprit avisé a même soufflé l'idée de baptiser la rencontre, le 'primus littéraire'. Ce qui, certainement, attirerait plus de gorges, pour boire, ou lire, les deux choses virant au même.

Finalement, dans cette modeste bibliothèque du Centre burundais de lecture et d'animation culturelle- CEBULAC, on a parlé plus de Samandari. Ketty Nivyabandi -Bikura, dont Iwacu se réjouit d'avoir publié trois poèmes sentant l'air des temps- dans une suite titrée La Plume dans l'Urne; a repris un conte du célèbre fou du roi burundais. Samandari, voulant rappeler au Roi-Yeux de Dieu, la douleur d'être injustement accusé, lui confia une marmite remplie à ras bord de feuilles de légumes. Lesquelles qui, quelques minutes après, fondirent en petit amas sous l'effet de la chaleur, ce qui provoqua la colère feinte de Samandari, accusant le Mwami d'avoir pioché dans son plat. On entendit même la belle formule de clôture des contes burundais, «Que je ne demeure pas, mais que demeure... »

Joseph Butoyi, au nom de Sebastien Katihabwa, président de l'Association des Écrivains du Burundi évoqua la première rencontre de ce genre. C'était à Paris, en 1986, sous l'idée d'un certain Francesco Procopio Dei Coltelli. Et laissa entendre, sourire à l'appui, que tout cela signait peut-être la Renaissance de la littérature burundaise... Ni plus, ni moins.

Quant au sobriquet de 'Samandari' pour cette rencontre d'un genre nouveau au Burundi, Ketty Bikura, son auteur, assura par là que l'on signifiait «un lieu qui puise son contexte dans et pour la culture burundaise.» Samandari, c'est aussi l'image de ce personnage qui n'avait pas peur de faire affront à la Société, incarnée par le Roi, pour justement en souligner les défauts ou s'en moquer.

En parlant de textes justement, à lire cette nouvelle d'un certain R.R, qui raconte la nuit d'une prostituée sur l'Avenue de l'Uprona. Son titre: Le Jour

Le Jour, de Roland Rugero

0.

Aimer c'est exagérer. Haïr autant. Le bitume prend chaleur. Je prend finalement vie. Il fait jour.

1.

Mouvement inverse dans la nuit sur ce boulevard de l'Uprona... L'obscurité m'emmaillote dans ses exigences et ses ombres. Mes orteils trébuchent parfois sur un garnement cuit à point par la faim, et qui n'attend que la fraîcheur nocturne l'engloutisse. Mes doigts s'adossent sur des briques portant des relents de sueur défaits, des traces de cheveux gras et factices, de poils crasses et puants le désespoir, des lambeaux minuscules de tissus et de chairs sacrifiés sur l'autel du dieu fric. Il faut manger, non?
Près brillent des phares de jeeps blanches immatriculées en bleu, des carrosses de taxis transportant des gamines excitées et droguées, des motos promptes et pressées déposant de jeunes adolescents trépignant,... Loin, mais audible sourd la musique d'une chambre à danser dans laquelle s'engouffrent hommes blancs portant femmelettes noires. Les autres clients, je m'en tape. Dans la nuit, je chasse l'homme blanc: je demande peu, je sais que je vaux plus qu'un hibou.

Pour le moment, il fait jour, sur le boulevard de l'Uprona.

2.

Pèlerinage quotidien, dès la deuxième heure que Dieu a inséré dans la nuit, qui en compte vingt-quatre de souffrances. Je ne m'explique plus ma présence ici, je sais que je devais passer par cette adresse. J'ai déménagé de Ngozi ma terre natale vers la ville, terre des nécessités et des peurs. La faim, la maladie, ma petite fille qui a besoin de manger durant tous ces jours que je souffle comme d'immenses bougies aux flammes inextinguibles. Tous les nuits je souffre. Est-ce vrai? Je vis la nuit, chasseuse et proie constante, menteuse sur ma condition, franche avec mon rêve: quitter la nuit.

3.

Sur la voie se répand une traînée de crachats de ma compagne, enceinte, dangereusement maquillée; et qui veut absolument y croire, qu'elle pourra trouver un homme pour cette nuit. On le sait, nous autres: certains aiment les femmes au ventre fécondé. Ils viennent ici avec des voitures aux vitres teintées, les baissent pour marchander la passe, entre 15 milles francs burundais et trente, vous fixent de leurs beaux yeux de pécheurs, dans lesquels on lit autant la soif de nos maudits bas-ventres que les cris désespérés de leurs femmes, de leurs compagnes et de leurs amantes. Mais nous savons qu'aimer c'est exagérer: ils aiment la tentation. Ils exagèrent quand ils tentent de nous faire croire que nous sommes humains dans leurs regards: allant jusqu'à marchander... Nous sommes arbres du boulevard, briques des enclos, lampes qui diffusent des ondes d'odeurs lascives et d'images d'apocalypse: j'ai dix-sept ans et onze mois.

4.

L'homme est sein: il faut le sucer, lui arracher son sperme et son fric. Telle est notre devise. Nous, moi, mon amie enceinte, Caroline, Sentine, Suavis, Jetty, Marlène, et une cohorte de nos sœurs qui sont plus ou moins régulières au rendez-vous de notre maquereau: le boulevard Uprona. Une tranche de cette large avenue, une parcelle longue de quelques deux cents mètres sur vingt, savane bitumée sur laquelle les hommes nous chassent, nous autant. Ce sont là, en plein air, offerts et déserts toisons, nos bureaux. Nous poussons comme des fleurs de mauvaise graine, denses et bienvenues, odoriférantes, maigres et pitoyables, marchandises jetées sur le pavé des instincts. La nuit nous habite.
Là-haut brille le ciel d'étoiles rieuses. Nous sourions aussi, nous, avec nos dents trafiquées; nos lèvres mécaniques et déréglées; nos doigts puants le chanvre et les effluves d'aveugles spermatozoïdes; nos ventres évidées de plaisir de table et remplis de boyaux qui s'enroulent sur des membres flageolant, chaînes qui traînent ces navires en érection au tréfonds de nos intimités versant sur l'enfer et la résignation; maigres cuisses qui ne tiennent qu'aux os soudant mollets volages et pieds noircis de poussière amère. Il nous faut vivre avec les étoiles au dessus de nos têtes.

5.

J'avais quinze ans et des mois quand j'ai quitté ma colline natale. J'avais mis au monde, d'un jeune homme nommé Privat, qui m'avait convaincu de coucher avec pour une promesse de m'acheter une montre. Cet objet. Cette chaîne. Cet assemblage de ferraille et de chiffres clignotants. Montre qui marque l'heure du malheur. Il m'avait promis quelque chose de petit, brillant, de beau, qui puisse remplir de jalousie mes amies. Privat parlait un langage que je comprenais. Je voulais une montre, il me voulait. J'ai cédé. Avec un peu de pudeur, pour ne pas choquer. Dans la campagne, je connais cette musique du donnant-donnant depuis trois ans. A l'époque, j'avais rencontré l'autre fils de Mélchior, Claver. Il devait avoir quinze ans. Il m'a attiré chez lui, promis de m'initier à la chose, j'ai cédé. C'était la première fois. Par curiosité. J'ai eu mal, mais cela s'est estompé par la suite. Le corps est plus solide que cela. Mes parents n'ont rien su. Mon père et ma mère, des adventistes, n'ont jamais rien su. Jusqu'à cette date fatidique où mon ventre s'est mis à gonfler à cause d'une foutue montre.

6.

Avenue de l'Uprona. C'est étrange que cette rue porte le nom du parti qui a mené le Burundi à l'Indépendance. Car ici, nous sommes, moi, mon amie enceinte, Caroline, Sentine, Suavis, Jetty, Marlène, et une cohorte de nos sœurs, enchaînées par la crainte du lendemain, et le vice de l'habitude. Avenue de la Dépendance. Quand tu arrives à Bujumbura, la chaleur et des questions t'accueillent: d'où viens-tu? (c'est à dire où t'installeras-tu?) Tu bégaies. Puis: que viens-tu faire? Tu réponds: vivre autrement. Encore: comment vivras-tu? Tu t'énerves: Dieu me prendra en charge, comme ces milliers de personnes que l'on croise à chacune des rues. Sauf que le Bon Dieu n'aime pas les petites filles qui pratiquent le sexe pour une histoire de montre. Certes, il peut les aider, je me trompe! Mais je pense qu'il ne les aime pas beaucoup. Il les laisse parfois à leur misère, et elles se démerdent. Moi, fort de ma grande pratique du donnant-donnant, me suis lancée dans la rue. Il faisait soir, et j'avais soif de survivre.

7.

Le premier soir que je suis arrivée, je suis allée voir un ami de mon grand-frère, qui faisait du taxi-vélo. Je lui ai expliqué ma situation, prouvé, bébé à l'appui, la grande détresse que je vivais car je n'avais pas où loger. Il m'a pitoyablement regardé, donné deux milles francs burundais. Puis, sans même un clin d'œil à ma petite fille qui pleurait de soif (mon sein était sec), il m'a pris sur son vélo, m'a fait traverser Buyenzi de part en part, jusqu'à un enclos qui est bordé par la Ntahangwa. Là, près de l'eau trouble d'une rivière dans laquelle des camions charrient au quotidien des pierres et du sable vers des constructions inconnues, j'ai croisé mes sœurs. Je suis devenue «moi, parmi mon amie enceinte, Caroline, Sentine, Suavis, Jetty, Marlène, et une cohorte de nos sœurs, futures et passées.» Mon bébé pleurait de plus en plus, Suavis lui a donné son gros sein noir au téton long et gras. Mon bébé n'a plus pleuré. Moi si. Pendant de longues minutes. Puis, le soir venu, mes sœurs son allées me montrer notre maquereau. C'était la nuit.

8.

Des pas. Des regards. Des rires, faux, appuyés sur la faim. Des gestes de compréhension, de pitié déjà. Il faisait vingt-deux heures, un vendredi frais. J'avais rapidement mis un jean emprunté à Caroline, et une chemisette appartenant à Suavis. Là, dans l'attente d'un homme, on m'a parlé d'histoire de femmes: mes menstrues à surveiller, mes habits à acheter, mes ongles et cils à tailler, mes hancher à fluidifier, mes plantes de pied à dépoussiérer, polir et enduire de vaseline. Ainsi que du prix de tout ceci. Hein? Vous croyiez que tout cela serait acquis gratuitement? Que le bon Dieu qui n'aime pas les petites filles qui pratiquent le sexe, mais qui les aime quand elles se repentent, c'est vrai; donc que ce Dieu là allait me fournir gratuitement la longue liste de biens et accessoires que ma nouvelle condition de citadine exigeait? Vous êtes malheureux. Mes sœurs de ce soir-là m'ont averti: pour le premier mois, je leur laisserai la moitié de mon gain. C'est la loi des ligalas: il faut offrir une tournée, pour s'annoncer, prier ses aînées de vous accueillir, leur dire que nous étions Une face à ce maquereau impitoyable et inhumain, ce bitume qui vous accueille dans le froid et l'attente. Pendant que ma fille, âgée de sept mois, dormait à poings fermés, fatiguée du voyage de Ngozi qui avait duré trois heures, sa mère s'installait dans la nuit.

9.

Trois jours plutôt, mon père avait failli me battre. Depuis qu'il avait appris que la petite fille malvenue que je traînais dans sa maison depuis plus d'une demi année était le fruit d'une simple montre, il était devenu très dur. Il ne me parlait que très rarement, alors que ma mère ne se privait pas de me rappeler à chaque occasion mon péché. J'encaissais, je savais que j'étais dans le tort. J'écoutais leurs sermons, j'en avais d'ailleurs ras-le-bol depuis un certain temps, et de découvrir ce regard de dégoût sur vous, et de savoir que des murmures indignés accompagnaient chacun de vos passages... A Ngozi, je travaillais comme serveuse dans un restaurant de notre voisin. Un grand frère étudiant, l'autre vendeur au marché, deux petites sœurs sans occupation fixe autre que manger, boire, dormir. Dans trois ans, j'allais me marier. Sauf que cette montre est venue me tendre un piège de temps. Pour assumer mon erreur de jeunesse, j'ai fui cette atmosphère de misère pour Bujumbura. Sans avertir, car ils auraient été contents de lire dans mon regard la détresse résignée d'une fille déchue. Je ne leur ai pas accordée ce privilège. Donnant-donnant: je leur offrais mon départ, ils me donnaient pour que je parte cinquante mille francs burundais afin de me créer un commerce et survivre. Quand j'avais proposé le deal à ma mère, grosse crise de colère. Une gifle de mon père a failli m'atteindre. Il me fallait fuir.

10.

Sur cette avenue qui porte le nom du parti qui nous a arraché du joug de l'occupation, j'attends toujours notre nouveau colonisateur. L'argent. Les autres clients, je m'en tape. Le Blanc, pas! Enfin, c'est une manière de dire, car un cent ne se refuse pas dans un autre. Donc, si je découvre un Burundais qui laisse traîner quelques dizaines de milliers de francs, je mange. L'argent, comme la faim, ne suffit jamais. C'est un longue queue que notre vie de rat traîne durant tout son parcours. A part la différence entre rat des champs, pauvres et poussiéreux; et rats modernes, gras et puants la satiété; pour le reste nous sommes les mêmes. Le Blanc peut être noir de peau, ou clair, ou trapu, ou scarifié, ou immense; sa blancheur tient à son porte-monnaie. Donc, tapie dans la nuit, je chasse du Blanc. C'est une espèce d'animal très visible durant la nuit, justement parce qu'il est blanc. Roulant à quatre pattes, le regard sûr du client qui sait qu'il est dans un immense marché où les produits sont d'autant plus intéressants qu'ils se vendent eux-mêmes. Et si un jour le blanc de l'argent éclaboussait la noirceur de nos vies?

11.

Oui: est la pudeur de nos mères? Avec nous. Mais nous n'en parlons plus. Moi, mon amie enceinte, Caroline, Sentine, Suavis, Jetty, Marlène, et une cohorte de nos sœurs, futures et passées, nous n'y pensons plus. Il est dit qu'une femme ne sort pas la nuit. Oui, mais il n'est pas interdit qu'une rate passe ses heures nocturnes à fureter dehors pour nourrir les siens. La rate et ses semblables n'ont pas de pudeur, la faim si. Oui: où est la pudeur de nos mères? Là: les heures de la nuit nous drapent et nous cachent dans des instants d'attente et d'espoir tristes. Ici: en nous, fières d'être femmes, d'avoir faim, de vivre de notre corps car chacun vit du sien, finalement. Enfin, très différemment. Pour ce qui est du reste, qu'est-ce que la pudeur? C'est quelque chose qui vous empêche de tendre la main quand on vous passe de gros billets pour quelques moments de donnant-donnant. Ce qui est sûr, ce que la nuit cache magnifiquement la pudeur: qu'est-ce qu'on peut y découvrir!

12.

Suis-je devenue folle? Le jour. Des humains. Dans ma poche droite, mon téléphone vibre: un appel. Je décroche. « Allô!» Je réponds: «Oui!». Suavis: « C'est ta fille...». Sueur. Je dépose violemment mon verre de jus frais fait maison, puisé dans les cuisines du Face à Face. Je me lève. Je sors en courant. Suavis: « Ta fille... » Je tremble. Je fixe, de mes pieds et en remontant, là devant moi, l'avenue de l'Uprona. Longue. Chauffée par le soleil de midi. A l'autre bout du fil: « Une voiture vient de l'emporter.» Larmes qui giclent. Un nœud, ma gorge, j 'étouffe. Un cri. L'avenue, je m'élance. Une voiture à ma gauche...

13.

La douleur, terrible. Du sang. Des badauds. Le soleil de midi, qui brille, qui brille. Puis un sourire, pour tout cela, pour ma petite fille dont les joues potelées pouffent là-haut! Les paupières se ferment lentement, je sens que j'entre dans le jour.

fin