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Café Littéraire. Espace ou naissent et se croisent toutes formes d'écrits: slams/poésie/contes/nouvelles/romans/théâtre. Tous les jeudis de 18h à 20h au CEBULAC (Burundi Palace, 1er étage), en plein centre de Bujumbura. Entrée libre et gratuite.

lundi 20 septembre 2010

Zamu

Jean -Marie Ngendahayo, Université du Burundi, 1978

Zamu! Du plus profond de mon sommeil,
Je viens en somnambule me confesser.
Du fond de ténèbres éblouissantes de la nuit,
Ma conscience vient te parler.

Frère! Comment se fait-il que tu sois là dehors?
N´as-tu pas froid accroupi ainsi?
N´as-tu pas, toi aussi, un lit et une femme,
Pour t´accueillir dans les délices de la nuit?

Pour qui veilles-tu?
Ne dis pas que c´est pour moi, j´aurais honte.
Ne dis pas que durant mes nuits de débauche,
Tu es dehors pour, paraît-il , préserver ma vertu!

Zamu, qui es-tu pour être ainsi?
Moi, je sais que je suis un homme et que j´ai besoin,
De repos et de plaisir...
Qui es-tu, toi, pour être proscrit?
Serais-tu de ces chiens que j´entends aboyer
Du fond de mon lit moelleux?
Ou alors, es-tu vraiment un objet de luxe
Pour toute maison dite "respectable"?

Qui suis-je pour te regarder au-dehors?
Qu´ai-je fait pour que tu veilles ma demeure?
Peut-être ai-je fait du mal à quelqu´un ...?
Pourquoi me protèges-tu?

Zamu, dis-moi pourquoi!
Je t´en prie, délivres- moi, je n´en peux plus!
Contes- moi mes crimes que je me repente.
Que je sois Zamu aussi pour d´autres criminels

Réponse:
C´est vrai, tu es un criminel!
Tu as tué mon humanité.
Tu m´a nié aux yeux de tous
Tu m´as mis au rang des bêtes!
Non content de ma présence,
Tu possède des chiens mieux soignés que moi.
Eux , au moins , ont droit à tes caresses...
Ils entrent même dans ta maison bardée de fer.

Mon destin se mêle à l´absurde.
Je veille un maître et un ennemi,
Contre un frère et un affamé.
Mon destin se mêle à l´absurde...

Réveillé :
Qui a parlé? Que se passe-t-il?
Mon Dieu , Quel cauchemar...
Comment de tels rêves peuvent pénétrer Mon esprit?...

jeudi 16 septembre 2010

Le plaisir d'écouter

par Roland Rugero

Fendre l'air chaud d'un été finissant pour aller s'asseoir quelque part. Ouvrir grand les oreilles. Écouter une dame, 57ans bien sonnées, qui vous raconte comment, rongée par le désir de voyager, elle a quitté sa Flandre natale pour le monde arabe, le Liban surtout. Monde trop polarisé: elle le quitte pour se tourner vers l'Afrique, qu'elle découvre à travers le Zaïre d’il y a 25 ans, en descendant d'Anvers jusqu'à Matadi en bateau, comme son grand-père missionnaire. Elle voulait le comprendre. Elle accouche Mon oncle du Congo (1990).

Dans cet empire prisé par les plus grandes puissances, au sous-sol honteusement riche et à la population parfois admirablement pauvre, le chef de la gare de Kabalo, rongée par les mauvaises herbes, lance à la visiteuse: «Nous sommes dans la poubelle de l'histoire!» Le pays tangue, le léopard (Mobutu) est malade face au lion (Kabila) qui sort ses griffes. C'est l'histoire de la Danse du Léopard (2002). Entretemps, elle vous raconte tout cela avec de grands gestes de main, la voix modulable comme celle d'une conteuse.

De l'Est donc, arrive les conquérants et le souffle chaud des changements. En 16 mois, le pays tombe aux mains de la rébellion. A Kinshasa et Gbadolité, sur les piscines des anciens roitelets sacrés par le Léopard chassé, flottent des crapauds. Parmi les nouveaux venus se dresse le général Assani, du peuple des Banyamulenge, tour à tour victime et bourreau. Tout cela, la dame le raconte dans L'Heure des Rebelles (2007). Parce que pour décrire et comprendre Assani, «il me fallait retourner à ses années d'innocence », l'écrivaine se rend dans Les Hauts Plateaux (2009), entre Minenmbwe et Uvira.

Après ces quatre récits, elle décide de se reposer du Congo. Elle s'est tournée depuis vers la Chine, où elle a rencontré un illettré commerçant malien, venue acheter cinq milles jeans à une villageoise de Shenghu. « La rencontre des ruraux », vous glisse-t-elle... Non, il fait vraiment bon d'écouter Lieve Joris.

samedi 11 septembre 2010

Non à la mediocrité!

par Ketty Nivyabandi

Voici que ce vent familier souffle une fois de plus sur notre pays...
Un vent qui remue tout sur son passage, qui éveille et agite, et qui sort toute notre classe politique de sa torpeur. Car la prouesse des hommes et femmes politiques n’est jamais aussi évidente que pendant les périodes électorales.
Quelle fougue ! Débats passionnés bien que modérément argumentés, descentes musclées sur le ‘terrain’ (terrain étant le domicile permanent de 90% de leur population), intérêts soudains pour les droits de la personne humaine, pour la justice, les femmes… On aurait presque l’impression que les politiciens travaillent plus pendant la période électorale que pendant leurs mandats entiers…
Et voila que le mandat devient vite une récompense à la mesure de ce zèle, une couronne de lauriers sur laquelle beaucoup finissent par s’endormir profondément (il suffit de s’en tenir aux reportages de sessions au parlement)…
Vite, on s’assoupit dans ses nouvelles fonctions, et on en profite autant que possible comme une ribambelle d’enfants démunis dans une confiserie. On s’en gave, essayant de remplir tout ce que l’on peut dans sa poche. Pour beaucoup ce sont les fonds et marchés publics, pour d’autres plus subtils c’est l’obtention d’un commerce, un pouvoir d’influence, bref une longévité…

Mais si rare est cet homme ou femme politique dont le premier engagement professionnel est d’honorer son mandat : améliorer le bien-être de ses concitoyens. Rarissime est ce sens de devoir et du service, ne fut-il que minimum.
Si rare en définitive que nous, citoyens ordinaires, semblons aussi oublier les termes de référence des ces politiciens sitôt la bible sur laquelle ils auront prêté sermon rangée au placard. Et ce faisant nous cautionnons un système de médiocrité qui nous étrangle chaque jour un peu plus, qui nous ôte même notre fierté de nous appeler burundais.
J’exclue et salue de ce ‘nous’ les quelques (et une fois de plus si, si rares) hommes et femmes d’honneur qui se lèvent chaque matin pour dire non à cette médiocrité. Et qui en meurent aussi…
Mais qu’en est-il de la vaste majorité d’entre nous ?
Comment en sommes-nous arrivés à considérer l’absurde comme normal ? Est-il normal par exemple que des bébés meurent encore à Bujumbura, capitale d’un état indépendant, par manque de couveuses? Et ceci alors que nos parlementaires s’octroient des primes qu’on ne peut répéter, par pudeur et par honte ? …. Est-il normal que nos hôpitaux publics soient devenus des mouroirs (pour citer un célèbre journaliste burundais) ? Est-ce normal qu’une organisation contre la corruption ait eu à étudier plus de mille cas de malversations économiques ?
Pire, est il normal que plus grand monde ne se demande pourquoi ?...

Il semble exister et se répandre dans notre culture et nos coutumes, un certain fatalisme, une sorte de résignation face à notre quotidien aussi pénible soit-il.
Serait-ce le fruit d’une révérence culturellement africaine et particulièrement burundaise envers l’autorité publique, le chef, et toute institution qui l’entoure? Serait-ce l’indice d’un certain égoïsme en nous, car revendiquer le changement, surtout dans la gestion de la chose publique, implique souvent de larges sacrifices personnels.
Il faut oser défier le statut quo, au risque d’être marginalisé. Et dans notre société burundaise, gérée par une myriade de codes sociaux aussi tacites que complexes, où le respect s’acquiert dans le conformisme et non l’originalité, la marginalisation devient une lourde croix.

Certes, de grands progrès doivent être soulignés, surtout dans deux sphères particulières : les droits de la personne humaine et les biens publics. Aujourd’hui ceux qui portent atteinte à ces domaines sont vivement et publiquement dénoncés. C’est un grand pas que nous devons à l’émergence et au courage d’une société civile active et alerte.
Malheureusement ceci se limite souvent à quelques individus (ou organisations) ainsi qu’à des domaines précis. L’Etat au service des citoyens n’est pas encore devenu une culture, il n’est pas considéré comme un droit.
Et pourtant, petit rappel d’une urgence stridente : l’état de notre Etat n’a rien de normal.

Notre nation comprend d’éminents médecins, économistes, juristes, technocrates…
Pourquoi alors subissons-nous, sans dire un mot, de services de santé, d’une économie, d’un système judiciaire, et de performances médiocres ?
Et où sont nos intellectuels ? Où sont leurs écrits, leurs réflexions, ferments dont nous avons plus que jamais besoin ? Où sont nos artistes, pouls et miroir d’une nation ?…

Que retiendra l’histoire de notre génération ?
Nos parents ont le mérite d’avoir lutté pour notre indépendance. Quel sera notre héritage ? Serons-nous ceux qui aurons osé dire haut et fort : non à la médiocrité, sous toutes ses formes? Saurons-nous être les artisans d’une culture d’excellence ? De la performance ? D’un état de droit ? De nos droits les plus fondamentaux en tant que fils et filles de ce pays vieux d’au moins quatre cent ans ?
Droit à la paix, à une économie qui valorise ses producteurs et entreprises, à des infrastructures solides, à des services performants, à une justice impartiale, à des hôpitaux ou l’on guérit plus qu’on ne meurt, à des écoles qui dispensent un enseignement de qualité et non de quantité, à un système qui protège et respecte ses enseignants, ses femmes, ses enfants, ses personnes âgées, ses handicapés et tous ses couches sociales? Au développement et à l’essor économique, à une révérence pour notre culture et nos formes d’expression, à des medias libres?

Saurons-nous être un peuple qui marche vers l’avant ?...
Ou serons nous ces voyageurs invisibles, qui passent sans laisser aucune trace, ces coureurs qui le moment venu de passer le relais se rendent compte que leurs mains étaient vides tout le long de leur course. Et qui essuient de leur front la sueur amère d’avoir couru pour rien…

Il nous appartient, à nous tous citoyens, de prendre conscience des réalités qui nous entourent et de nous poser la question de savoir : est ceci le Burundi que nous voulons ? Sommes-nous sur le bon chemin ? Car un état ne se construit pas seul. Il part d’un rêve, d’une vision puissante et vivante, instruite du fait que si mon voisin souffre, mon bien-être est aussi menacé.

Notre jeunesse a besoin d’être inspirée, nos citoyens respectés, nos institutions reformées. Oui. Sans la moindre équivoque. Mais la médiocrité c’est d’abord en nous même qu’elle doit être vaincue. Si nous la tolérons dans nos choix personnels, dans nos proches et autour de nous, elle ne peut que croître et s’installer dans toute la nation du plus bas au sommet. Et cette nation devient une médiocratie. Nul besoin alors d’émettre innombrables critiques envers ceux qui nous gouvernent et nous ont gouverné depuis cinquante ans. Car ne dit on pas que l’on a les dirigeants qu’ont mérite ?...

Voici ce que je crois : je crois qu’une culture d’excellence est possible, que ceci est un choix, autant personnel que national. Je crois que le jour où nous exigerons mieux, de nous même et de nos dirigeants, il y aura mieux.
Et je crois aussi, comme un autre burundais, en cette parole robuste de sagesse : ‘‘Quelle que soit la longueur de la nuit, le soleil finit toujours par se lever’’.

La balle est dans le creux de nos mains.

Le cercle des poètes devenus

Slam de Tanguy Bitariho

Cette histoire est arrivée par hasard lors d’un soir dans un bar.
Au départ simples déboires ;
Les racontars, de ces êtres pleins de tares, recelaient en fait plein d’espoir.
Ainsi, de nulle part, le cercle des poètes devenus est venu tel un bel ingénu.
Tenus pour des fous, dans de folles tenues ;
Ces parvenus du néant absolu furent, malgré leurs nombreuses vertus, au début, bien malvenus.
Contrairement au cercle des poètes disparus ;
Leurs cœurs ne battent pas plus, ils battent plus.
Venus pour nous faire goûter à leurs crus ;
C’est en leurs rêves qu’ils ont toujours cru.
Voilà donc pourquoi ils sont là à dire ce qui se trame dans leurs émois ;
Et pourquoi ils sont si proches de vous et mois.
Néanmoins, de vous à moi ;
Messieurs, dames, l’objectif n’est pas qu’on les réclame ;
Ou bien d’obtenir une quelconque réclame ;
Mais juste de partager quelques slams dans une atmosphère calme.
Déboulant en parfait inconnus ;
Pas tout de suite compris, leurs textes étant quelques peu confus ;
Souvent hués pour leurs propos incongrus ;
Ils ont persistés refusant de renoncer, redoublant de volonté ;
Pour au final arriver à s’imposer sur la scène en acharnés.
D’un physique quelconque : enveloppé, décharné, élancé, trapus, glabre, velu ;
Ils viennent pourtant, sans instrus, faire goûter leurs crus ;
Mais qui l’eut cru qu’ils seraient acclamés, au lieu d’être abattu tels des intrus.
Aussi ridicule qu’une danseuse dans son tutu ;
Ils tuèrent les turpitudes des frasques et des farces de leurs faces ;
Par la force de leurs phrases à travers leurs phases.
Parce que négligés, fatalement ils ont clashé les clichés, slamant à l’arraché leur rage ;
Et par la force de leur âge, ils déclenchèrent un orage ;
Qui sans prévenir inonde mille pages.
Une fois pris dans cette pluie poétique ;
Le poète devenu danse dans une transe lyrique.
Sa plume peut être pudique, statique ou extatique ;
Mais nulle statistique ne saurait décrire l’état post-choc électrique de l’écrivain face à son écris.
Parfois chuchotement, parfois cri, parfois pleure, parfois moquerie ;
La crise cristallise exploit et bêtises dans une chrysalide de papier.
Une fois les mots prononcés, le papillon renaît ;
Pour s’enfoncer dans l’oreille de ceux prêts à l’écouter.
En rien génie juste épris d’un esprit de poésie ;
Tout ingénu est assez ingénieux pour en faire ;
Le savoir-faire résidant uniquement dans le refus de se taire.
Il n’y a nulle morale, il n’y a qu’un mal, que l’on exorcise par l’oral.
Et c’est sur ce sursaut de mots tendre tel le sureau et suave tel un sirop ;
Qu’un pauvre rêveur plein d’idéaux stoppe l’éloge de ses héros.

Le cercle des poètes devenus.

mercredi 8 septembre 2010

Des femmes et des lettres

par Roland Rugero

Cela n'arrive pas souvent, de croiser une Burundaise qui a déjà publié un roman. Ni d'ailleurs de causer avec elle pendant plus d'une demi-heure. Pour apprendre qu'elle a été, entre 1987 et 1991, la première Secrétaire générale de l'Union des Femmes Burundaises, la célèbre Ifebe (UFB), le plus haut poste auquel pouvait postuler une femme burundaise. Qu'elle est d'une génération où à Kiganda en province Muramvya, quelques femmes firent scandale il y a près de quarante ans à la messe en se présentant chaussées; ce qui eu pour effet de rameuter prêtres et abbés, garçons de Dieu et autres hommes pieux venus constater ce sacrilège commis par des institutrices (en plus)!

Non, cela n'arrive pas souvent, au Samandari, d'avoir une visite de Colette Samoya, auteure de La femme au regard triste.
58 ans, le regard alerte, cette mère de trois enfants vous résume la trame de son roman, qui se déroule vers les années 1970, alors qu'elle s'apprête à boucler ses études secondaires. C'est un amour impossible entre un séminariste et une élève. Relation taboue, témoignage oculaire sur la relation amoureuse à une époque de l'histoire du Burundi, «quand un prêtre pouvait chasser un séminariste pour l'avoir vu dans son rêve avec une fille...»

De nos grand-mères qui ne voyaient pour la première fois leur mari que lors de la soirée des noces, à nos temps où l'on porte taille-basse et haut-talons de dix centimètres, Colette Samoya tire un trait: «Il faut vivre son temps!»
Entre-temps, Maja Schaub, venue de Kigali nous apprend que le projet d'anthologie des auteurs de la sous-région (Burundi, Rwanda et RDC) avance bien. Et qu'à Kigali aussi, le projet Sembura (Iwacu n° 50, du 12 février) accueille aussi un café littéraire. Dont on a juste oublié de demander l’intitulé...

vendredi 3 septembre 2010

ARC-EN-CIEL, de Marc Meurrens

L'homme était grand et il avait la peau orange, comme beaucoup de ceux de sa région : la plaine, dont les reflets sont, selon l'heure, tantôt jaune, tantôt ocre, tantôt rouille.

La femme habitait la maison d'en haut, au sommet de la colline. Elle était belle et elle était bleue, peut-être parce qu'elle vivait plus près du ciel et que celui-ci lui avait offert sa couleur.

De la maison d'en haut, on apercevait très loin à l'ouest les montagnes où le soleil rougeoyait et d'où venaient les hommes rouges. Là bas, au nord, les cimes enneigées d'où venaient les hommes blancs. Plus près, les marais peuplés d'hommes plutôt verts. Il y avait aussi la région des mines et ses hommes noirs. Et les forêts où beaucoup avaient la couleur des myrtilles. Et bien d'autres lieux, et bien d'autres êtres.

L'homme orange aimer venir à la maison d'en haut, traversant la petite ville où toutes ces couleurs se rencontraient, se croisaient, se métissaient.
En chemin, il souriait à cette jeune femme joyeuse qui était toute rouge, à ce vieil homme très digne avec son corps jaune surmonté d'une belle tête verte; il s'arrêtait au marché où un enfant métis lui vendait une fleur ou un fruit et, puis, lui disait : « soyez heureux ».

L'homme orange venait souvent à la maison d'en haut y dire son amour à la femme bleue, parfois par une fleur, parfois par un fruit.
Il racontait l'enfant métis, multicolore, la face blanche, la tignasse noire, la main droite qui était rouge, la main gauche qui était bleue, les oreilles vertes pour écouter les cigales, et le sourire qui était un arc-en-ciel.

La femme bleue chantait jusqu'aux étoiles, parfois dans une langue, parfois dans une autre.
Elle chantait la vie et la mort, elle chantait la douleur et l'espoir, elle chantait l'amour.

A minuit, l'homme quittait la maison d'en haut, ayant promis, un peu contraint, à la belle, que leurs lèvres ne se toucheraient pas.
Elle lui disait « que Dieu te bénisse ».
Il lui répondait « que soit beau le chemin que tu traceras ».

= = =

Une nuit pourtant, peut-être parce que le petit arc-en-ciel avait si bien dit « soyez heureux », peut-être parce que les étoiles avaient si bien scintillé aux chants de l'amour, sans trop savoir pourquoi (et pourquoi savoir ?), elle dit « que Dieu nous bénisse » et il dit « que soit beau le chemin que nous tracerons ».

Ils reconnurent la passion qui les unissait; ils se firent l'amour et leurs corps, qui étaient bleu et orange, ne formèrent plus qu'un seul corps, un corps aux couleurs de l'arc-en-ciel.
Mais, quand il voulut déposer sur les lèvres de son amoureuse le baiser qu'il y cueillerait aussitôt, elle se déroba et lui rappela le contrat qu'il avait signé.

La belle l'invita à la patience et à la passion : « nous nous ferons mille et une fois l'amour, et, la mille et unième fois, nos lèvres se trouveront ».

Mille fois, le soleil, complice des amants, s'en fut se cacher au delà des montagnes et des océans.

Mille fois, la femme bleue descendit de la maison haute vers le marché demander à l'enfant arc-en-ciel la fleur ou le fruit qui accueillerait celui qu'elle attendait.
Mille fois, l'homme orange s'arrêtait au marché et demandait à l'enfant le fruit ou la fleur qu'il n'avait pas déjà vendu.
Mille fois, l'arc-en-ciel leur disait « soyez heureux ».

Alors, ils prirent au mot le petit vendeur, et ils furent heureux.
Ils construisaient la vie, avec des mots de toutes les couleurs, avec des chants de tous les espaces, avec des signes de tous les temps.
Ses doigts bleus si tendres glissaient sur le grain de la peau orange.
Ses mains oranges si fermes naviguaient doucement dans l'infini des collines et des vallons bleutés.
Chaque jour, ils se connaissaient.
Chaque lendemain, tout était à redécouvrir.

Souvent, ils se rencontraient au marché, chacun venant chercher auprès de l'enfant multicolore, qui la fleur, qui le fruit.
Alors, ils remontaient ensemble vers la maison haute, parfois la main dans la main, parfois tenant entre eux le petit arc-en-ciel qui leur avait dit, avec un regard déjà complice « soyez heureux »

Leur bonheur commençait en chemin, par l'humanité qui était leur, par les regards de toutes les lumières, par les sourires de tous les nuances.

= = =

Quand vint l'instant où le soleil allait se cacher pour la mille et unième fois, l'homme orange gravit plus vite le chemin qui menait à la maison haute.
S'arrêtant au marché, il vit que l'enfant avait toujours, et la fleur et le fruit.

Il n'y prêta guère attention : la femme bleue n'avait sans doute pas eu l'occasion, ce jour là, de descendre au marché.
Que lui importait, puisque ses oreilles s'émerveillaient déjà du chant de l'aimée.

Quand il tendit sa main à l'enfant, l'arc-en ciel n'était plus là.
Plus personne n'était là.
Tous avaient fui, hommes, femmes, rouges, verts, blancs.
Tous s'étaient cachés.
Tous tremblaient, enfants, jaunes, noirs, mauves.

Il n'avait entendu ni les rafales des tueurs, ni les hurlements des guerriers car les cris joyeux de l'amour remplissait déjà entièrement sa tête.

Dans la maison d'en haut, elle achevait de mourir, la femme bleue qui aimait un homme orange.

Un mince filet rouge coulait de ses lèvres définitivement vierges du baiser promis.

Elle avait eu le temps d'une larme pour la caresse restée inconnue.
Elle avait eu le temps d'un sourire pour les mille nuits d'amour.
Elle avait eu le temps d'un tremblement pour l'enfant multicolore,
l'enfant perdu qui aurait pu être leur enfant.

Il marcha vers la maison d'en haut.
Sur son chemin, ils étaient là.
Ni verts, ni blancs, ni rouges, ni bleus, car un masque couvrait leurs visages.
Ils portaient la couleur de la haine, les bottes de la terreur, les armes de l'absurde.

Un mince filet rouge coula des lèvres de l'homme orange qui aimait une femme bleue.

Il eu le temps d'un sourire pour les mille nuits d'amour.
Il eu le temps d'un sourire pour l'enfant multicolore,
pour l'enfant qui avait, à temps, pu fuir la folie,
pour l'enfant qui vivrait sans doute,
peut-être,
pour l'arc-en-ciel, leur enfant.